Vingt
deux heures...tous (ou presque) sont rentrés du travail depuis
longtemps, ont pris leur repas puis sont allés ensuite se détendre.
Certains
sont installés devant la télé, d'autres sont chez eux ... en promenade, seul, accompagné ou tout
simplement sortis fumer une cigarette à l'extérieur.
Pas tous car deux d'entre eux rentrent plus tard ....
...Pat et Claudine travaillent tout deux en décalé en usine avec cadences et tout.
Ils terminent à vingt et une heure et n'arrivent au foyer qu'aux alentours de vingt deux heures.
Quand
ils rentrent le soir souvent ils sont exténués et leur premier geste
en sortant du véhicule qui les ramène au foyer est de fumer une
cigarette à l'entrée pour se détendre
Ensuite je les prends en charge pour leur donner leur dîner.
Mon premier geste est de les accueillir et de me joindre à eux.
-Bonsoir Pat... pas trop fatigué ?
Il bascule le haut du corps vers l'avant et hoche la tête :
-Pfff si...y avait du boulot...
- Tu es fatigué ?
- Oui un peu...
-Après avoir pris ton dîner tu vas bien dormir alors ?
-Ben non...je dors pas la nuit....
-Comment ça tu ne dors pas la nuit ?
- Non...je ne dors pas...
Il éclate de rire...
-Pourquoi tu ris ? Tu fais quoi la nuit si tu ne dors pas ?
- Je pète !
- Quoi ?
-Je pète !
- Tu pètes?
Moi aussi j'éclate de rire....
-Très poétique tout ça mais mis à part tes flatulences tu fais quoi d'autres ?
- Je pète....
Il éclate de rire de nouveau...
- Ne me dis pas que tu pètes toute la nuit quand même ?
- Ben si je pète !
- Alors tu pètes tout le temps ?
- Oui...je pète !
Pat ne sait ni lire ni écrire alors on va dire qu' il fait de la poésie à sa manière :
Pat p(o)ète toute la nuit dans son studio.
- Bon on va aller dîner, je ne sais pas ce qu'il y a au menu mais on va essayer d'éviter les choux et les oignons...hein Pat ?
Il éclate de rire de nouveau.
Claudine qui a suivit la conversation sourit également.
Pourtant quand elle revient du boulot elle tire souvent une tête pas possible...ses cheveux sont en bataille.....
....une profonde expression de tristesse et d'épuisement envahi tout le visage de Claudine.
Souvent je m'efforce d'avoir une humeur joyeuse et de les entraîner avec moi.
Là du coup c'est Pat qui a dressé le décor.
Nous allons dans la cuisine prendre le repas.
Ils sont tous les deux détendus maintenant et pour commencer Pat englouti un plein saladier de crudités...
Claudine mange peu...je l'encourage...
Je leur tiens la conversation...
Très souvent je les accompagne en grignotant quelque chose avec eux.
Ce sont des petits moments de convivialité importants qui, certains soirs, s'étalent un peu plus longtemps dans la soirée
Ils ont maintenant pratiquement terminé leur repas...je relance Pat :
- Alors après ... tu vas faire quoi ?
- Péter...... !
- Tu vas encore péter toute la nuit?...
- Oui toute la nuit...(il rit de plus belle).
Quel P(o)ète-p(o)ète tu fais!
Amis de la poésie du soir...
....Bonsoir !
Jean Claude est en colère quand il déboule dans le bureau:
- C'est quoi ce bordel j'ai plus de courant..."j'pige pas"...il y a de la lumière dans mon studio mais ma télé ne marche plus.
JC comme les "forçats de nuit" vit la nuit...la journée il bulle ou dort...
Normalement il travaillait en atelier protégé comme tous mais il
n'arrivait plus à supporter les autres qui lui rendaient la vie dure par
leur rejet.
Etait-il juste physique ce rejet des autres ou bien plus profond?
Certes Jean Claude n'a pas un physique banal... il est grand, émacié
avec un visage pas possible et une expression du visage un peu
craintive, furtive parfois.
Ses gestes sont parfois exagérément efféminés...
Ce qui lui reste de chevelure forme un "toupet" un peu bizarre.
Vous le savez (et puis c'est la grande mode ces temps-ci)...la différence amène souvent le rejet en société..
Lui non plus sa vie d'avant le foyer n'est pas banale...
Il raconte quand il est en confiance qu'il a fait de la prison et y a été torturé...
D'après ce qu'il raconte, il fut accusé à tord d'avoir violé une femme et fit quelques mois en préventive...
Fragile, JC a subit la maltraitance des autres détenus...
Libéré et innocenté il en resta traumatisé et fragilisé à vie ....
Il passa ensuite plus de trente ans en institution et en milieu protégé...
Les derniers temps il ne voulait plus travailler et n'aspirait qu'à être autonome.
Le problème c'est qu'il est incapable de gérer un budget et qu'il a
trouvé refuge en se refermant sur lui-même...devant son poste de télé la
plupart du temps.
JC aimait bien venir la nuit en cachette observer ce que j'étais en train de faire...souvent pour me surprendre....
Croyez-moi parfois faut pas être cardiaque pour faire ce job.
Imaginez: je suis en train de passer la serpillère, briquer les plans
de travail dans la cuisine ou, que sais-je, en train de vider le lave
vaisselle...et tout à coup sans que je m'aperçoive de son arrivée, je me
trouve face à face avec la "tronche du grand serein " qui était là
depuis "des plombes à me regarder bosser comme "le pauvre forçat que je
suis...
Non mais imagine...et s'y j'étais cardiaque?...
Lui JC il s'en fiche...ça l'amuse...ben moi pour tout vous dire... ça m'énerve..
C'est pas drôle, ne vous marrez pas....
Il le faisait avec tous les surveillants de nuit.
C'est par lui que nous apprîmes que certains remplaçants roupillaient sur le canapé.
Normalement cela nous est interdit car nous sommes embauchés pour une veille "debout" pas question de se coucher.
Toutes les deux heures ou parfois plus souvent il sortait fumer sa cigarette...
Il avait pris ce rituel et n'hésitait pas à venir me voir pour que je lui tienne compagnie dans ces moments là.
Le problème c'est qu'il me retardait car, je l'ai dit, nous avons de
plus en plus de tâches à accomplir la nuit... et je ne suis pas embauché
"pour prendre du bon temps".
Bien sûr nous sommes là pour rassurer, dédramatiser écouter mais au
bout d'un moment avec JC cela devenait de plus en plus pesant car toute
conversation tournait autour des mêmes problèmes et surtout il ne
faisait pas grand chose pour que ceux-ci puisse être résolus.
En plus de la fatigue physique s'ajoutant au décalage du travail
nocturne s'ajoute une fatigue morale qui amène avec l'âge à un cumul
long à récupérer ensuite...
Quand Jo (collègue de jour) me dit que nous ne sommes pas malheureux car nous avons
un peu plus de congés que l'équipe de jour, je lui propose volontiers
d'échanger nos places pour qu'il se rende compte de la pénibilité de
notre service.
Nous avons en fait les mêmes congés que les collègues de jour plus un
repos compensatoire de sept pour cent de notre temps de travail de nuit
soit environ vingt minutes par nuit.
Pour vous montrer à quel point nos employeurs sont "pingres"...
Nous travaillons dix heures, sont inclus les temps de transmissions
aux collègues.
Environ un quart d'heure.
Pour calculer notre repos
compensatoire ils se basent sur neuf heures quarante cinq.
Le temps de
transmission du matin n'y est pas inclus.
Ils considèrent que le quart d'heure
après sept heure du "mat" est du travail de jour.
Vous l'aurez compris...au bout d'un moment...le "Jean Glaude"...avec
ses sorties surprises...commence à me les "briser sérieux"... et une
nuit...
Il sort de chez lui et se met à râler comme en plein jour faisant fit du sommeil des autres:
- C'est quoi ce bordel j'ai plus de courant...j'pige pas...il y a de la
lumière dans mon studio mais ma télé ne marche plus. Je n'ai pas pu
voir la fin de mon film...
- D'abord Jean-Claude tu vas "la mettre en veilleuse" car tu n'es pas
seul et je te rappelle que tu dois respecter le sommeil des
autres...ensuite je ne suis pas électricien...je n'y peux rien..
Petit (ou gros c'est selon) mensonge de ma part car cette nuit là le
"Jean Glaude" il était sorti déjà trois fois en deux heures et j'en
avais sérieusement "raz la casquette" d'être surpris en plein ouvrage,
de le voir en permanence, venir fumer son clope et me tenir ensuite le
crachoir, me répéter toujours les mêmes choses comme il fait chaque
nuit...alors que de son studio il avait accès à une sortie sur le jardin
et où il ne dérangeait personne...
Mais cela l'ennuyait disait-il car son chat risquait de s'échapper...
Je lui avais répondu:
- Tu sais ..je ne crois pas que ton matou il t'en voudra si, le temps
que tu fumes ta cigarette, tu l'enfermes quelques minutes dans la salle
de bain..
Alors comme Mr continuait son petit manège ... après son troisième
passage, j' étais allé au tableau électrique et j'avais momentanément
coupé le différentiel qui commande les prises murales...
Imaginez bien qu'après son "coup de sang", je ne l'ai plus vu de la nuit ensuite le JC...se balader sur le collectif...
Même que pour une fois il aurait dormi cette nuit-là!
Pour de l'éducatif....finalement...
L'idée n'était pas de moi au départ mais de Jo qui savait que si je
faisais cela... il y aurait probablement des répercutions... et comme il aime bien
intriguer pour mettre les autres dans la panade, il m'avait ainsi
suggéré de couper le courant des prises murales... afin que l'autre
"grand serein" aille enfin se coucher...
Ni une ni deux le lendemain JC téléphona indigné à la directrice Mme Vertèbre pour se plaindre...
Celle-ci en référa au nouveau Chef de service qui, le soir suivant ne manqua pas de m'appeler..
Heureusement ce n'était plus Ferdinand Matuvu (il me l'aurait fait
payer...lui) mais un remplaçant qui compris vite mon exaspération et ne
manqua pas de me soutenir...
En plus j'eus le soutien de toute l'équipe (ou presque)
Pas complètement idiot..je n'avais pas manqué de faire observer au CDS
remplaçant que l'idée ne venait pas de moi mais d'un intervenant
éducatif de jour, Joseph ..pour ne pas le citer!!
J'en fis part à Jo quand il me dit qu'en réunion d'équipe ils
avaient parlé de mon intervention "électrique" concernant JC. croyant
me mettre en difficulté ...
Ma réponse:
- Tu sais c'est arrangé avec le nouveau CDS , je lui ai expliqué hier
soir et j'ai dit que l'idée n'était pas de moi mais de toi, ce qui est
la vérité...non?
- Roooo tu exagères Martin!
- Heu oui....ça m'arrive parfois...mais seulement quand c'est nécessaire et quand c'est pour la bonne cause.
- Tu n'as pas dit ça quand même?
- Ben si Jo...quelque chose te déplait?
Après ça l'incident fut clos et JC vint même me présenter des excuses...
Quelques semaines plus tard JC nous quittait pour un autre lieu
d'accueil.. du style maison de retraite pour personnes
handicapées...malgré son jeune âge encore...